L'individu et la société

Rédigé par JMP Aucun commentaire
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"Le problème dont on nous harcèle le plus souvent est celui de savoir si l'individu est l'instrument ou la fin de la société. Vous et moi, en tant qu'individus, devons-nous être utilisés, dirigés, instruits, contrôlés, façonnés par les gouvernements pour la société ; ou la société, l'État, sont-ils au service de l'individu?
L'individu est-il une fin pour la société ou un pantin à instruire, exploiter et mener à l'abattoir pour les besoins de la guerre? Tel est le problème qui se dresse devant nous ; c'est le problème du monde actuel ; l'individu est-il un instrument de la société, une pâte à modeler, ou la société existe-t-elle pour l'individu?"

"Comment allons-nous trouver la réponse à ces questions? Ce problème est grave, car si l'individu est l'instrument de la société, celle-ci est plus importante que lui. Si cela est vrai, il nous faut abandonner notre individualité et travailler pour la société ; tout notre système d'éducation doit se conformer à cette idée et l'individu doit être transformé en un instrument pour la société, laquelle, ensuite s'en débarrassera, le liquidera, le détruira. Mais si la société existe pour l'individu, sa fonction n'est pas de lui apprendre à se conformer à un modèle quel qu'il soit, mais de lui insuffler le sentiment, l'appel de la liberté. Il nous faut donc trouver lequel de ces deux points de vue est faux.

Où trouverons-nous cette réponse? Ce problème est vital, n'est-ce pas? Sa solution ne dépend d'aucune idéologie, de droite ou de gauche, car si elle devait dépendre d'une idéologie, elle ne serait qu'une affaire d'opinion. Les idées sont toujours une source d'inimitié, de confusion, de conflits. Si vous vous basez sur ce que disent la droite ou la gauche, ou sur des livres sacrés, vous êtes esclaves de l'opinion du Bouddha, du Christ, des capitalistes, des communistes ou d'autres personnes. Et ce sont là des idées, non des faits.

Un fait ne peut jamais être nié. C'est l'opinion sur un fait qui est toujours discutable. Si nous pouvons découvrir la vérité concernant la question qui nous occupe, nous pourrons agir indépendamment de toute opinion. N'est-il donc pas nécessaire de rejeter tout ce que les autres ont dit à ce sujet ? L'opinion de l'homme de gauche, de droite ou du centre est le produit de son conditionnement ; l'adopter n'est pas connaître la vérité.

Comment découvrirons-nous cette vérité ? Il est évident que pour être capables d'examiner ce problème indépendamment de toute opinion, il nous faut d'abord nous affranchir de toutes les propagandes. La première tâche de l'éducation doit être d'éveiller l'individu à cette liberté d'esprit. Pour voir si ce que je dis là est vrai, il vous faut avoir l'esprit très clair, ce qui veut dire ne dépendre d'aucune autorité. Lorsque vous choisissez un chef pour qu'il vous dise quoi penser, vous le faites parce que vous êtes dans un état de confusion ; par conséquent ce chef est dans la même confusion, et c'est cela qui se produit partout. Donc vos chefs ne pourront ni vous guider ni vous aider.

La personne qui désire comprendre un problème doit non seulement pouvoir l'assimiler complètement, totalement, mais aussi le poursuivre avec une rapidité extrême, car un problème n'est jamais statique ; il est toujours neuf, qu'il s'agisse de famine, de psychologie ou d'autre chose. Toute crise est toujours neuve ; donc, pour la comprendre, l'esprit doit être constamment frais, clair, rapide dans sa poursuite. Je crois que la plupart d'entre nous admettent la nécessité urgente d'une révolution psychologique laquelle, seule, pourrait provoquer une transformation radicale du monde extérieur, de la société.

Ce problème est celui qui m'occupe personnellement, ainsi que d'autres personnes dont les intentions sont sérieuses. Comment provoquer une transformation fondamentale, radicale de la société: voilà notre problème. Et cette transformation du monde extérieur ne peut pas avoir lieu sans une révolution intérieure. Comme la société est toujours statique, toute action, toute réforme qui se font sans cette révolution intérieure deviennent également statiques.

Il n'y a aucun espoir en dehors de cette constante révolution intérieure, parce que si elle fait défaut l'action extérieure devient une répétition, une habitude. Les relations, en acte, entre vous et l' « autre », entre vous et moi, « sont » la société ; et cette société devient statique, n'a aucune fécondité, tant qu'il n'y a pas cette constante révolution intérieure, cette transformation psychologique créatrice. Et c'est parce que cette révolution intérieure n'a pas lieu que la société est toujours statique, cristallisée, et que ses cadres doivent être si souvent brisés.

Dans quel état de relation êtes-vous par rapport à la misère, à la confusion en vous et autour de vous? Elles n'ont évidemment pas surgi toutes seules. C'est vous et moi qui les avons engendrées. N'accusons ni le capitaliste, ni le communiste, ni le fasciste: c'est vous et moi qui les avons créées dans nos rapports réciproques. Ce que vous êtes intérieurement a été projeté à l'extérieur, sur le monde ; ce que vous êtes, ce que vous pensez et sentez, ce que vous faites dans votre existence quotidienne est projeté au dehors et constitue notre monde. Si nous sommes malheureux et dans un état intérieur de confusion et de chaos, c'est cela qui, par projection, devient le monde, devient la société, parce que les rapports entre vous et moi, entre « moi et l'autre » sont la société. Celle-ci est le produit de nos relations réciproques, lesquelles étant mal posées, égocentriques, étroites, limitées, nationales, engendrent, par projection, un chaos.

Ce que vous êtes, le monde l'est. Votre problème est le problème du monde. Voilà un fait simple et fondamental, qui semble toutefois nous échapper tout le temps. Nous voulons modifier la société au moyen d'un système ou d'une révolution idéologique basée sur un système et nous oublions que c'est nous qui créons la société, qui engendrons la confusion ou l'ordre selon la façon dont nous vivons. Il nous faut donc commencer tout près de nous, c'est-à-dire dans notre vie quotidienne, là où nos pensées, nos sentiments et nos actions de tous les jours se révèlent à nous, dans notre manière de gagner notre vie et dans nos relations avec les idées et les croyances.

C'est de cela qu'est faite notre existence quotidienne, n'est-ce pas? Nous cherchons des emplois, nous gagnons ou non de l'argent, nous avons des rapports avec la famille, les voisins et aussi avec le monde des idées et des croyances. Or si nous examinons notre occupation, nous voyons qu'elle est foncièrement basée sur l'envie ; elle n'est pas un simple moyen de subsister. La société est ainsi construite qu'elle est un processus de conflits perpétuels, d'un perpétuel « devenir ». Elle est basée sur l'avidité, le désir, l'envie du supérieur. L'employé voulant devenir directeur, révèle qu'il n'est pas seulement occupé à gagner sa vie, mais à acquérir une situation, un prestige. Cette attitude, naturellement, provoque un désordre dans la société, dans les relations humaines.

Mais si vous et moi nous nous limitions à gagner de quoi vivre, nous trouverions un moyen d'y parvenir, sans nous laisser entraîner dans les compétitions de l'envie. L'envie est un des facteurs les plus destructeurs des relations humaines, car elle indique un désir de puissance, lequel, au haut de l'échelle, mène à la politique. L'employé qui cherche à devenir directeur est ainsi un des facteurs dans la création du pouvoir politique qui le conduira à la guerre et est, par conséquent, directement responsable de cette guerre.

Quelle est la base de nos rapports réciproques? Les relations entre vous et moi, entre vous et l' « autre » - qui sont la société - sur quoi sont-elles basées? Certes, pas sur l'amour, bien que nous parlions d'amour. Car il y aurait un état d'ordre, de paix, de bonheur entre vous et moi. Mais dans ces rapports entre vous et moi, il y a, en vérité, une sorte d'inimitié qui prend l'apparence du respect. Si nous étions égaux en pensée, en sentiment, il n'y aurait pas de respect, il n'y aurait pas cette tendance à blesser son prochain, car nous serions deux individus qui se rencontreraient, et non un disciple et un maître ou un mari dominant sa femme ou une femme dominant son mari. Cette opposition foncière entre personnes se traduit par un désir de domination, suscite la jalousie, la colère, la passion, lesquelles, dans nos relations réciproques, créent un conflit perpétuel dont nous cherchons à nous évader, ce qui produit encore plus de chaos et de souffrances.

Les idées, les croyances, les opinions courantes qui font partie de notre existence quotidienne, ne déforment-elles pas nos esprits? Elles les abêtissent en attribuant de fausses valeurs aux choses produites par la pensée ou à celles produites par la main. La plupart de ces idées fausses ont pour origine notre instinct d'autoprotection, n’est-ce pas? De sorte que ces idées - et nous en avons tellement - acquièrent pour nous un sens qu'elles n'ont pas en elles-mêmes. Ainsi lorsque nos croyances assument une forme quelconque, religieuse, économique ou sociale, lorsque nous croyons en Dieu, ou à une idéologie ou à un système qui séparent l'homme de l'homme tels que le nationalisme par exemple, il est clair que nous accordons à la croyance une signification erronée, ce qui indique un abêtissement de notre esprit, car les croyances divisent les hommes, elles ne les unissent pas.

Notre problème est de savoir s'il peut exister une société statique et en même temps un individu en qui cette perpétuelle révolution a lieu. La révolution doit commencer par une transformation intérieure, psychologique, de l'individu. De nombreuses personnes aspirent à une transformation radicale de la structure sociale. Là est toute la bataille qui a lieu dans le monde: provoquer une révolution sociale par le communisme ou autrement. Mais en admettant que se produise une révolution sociale, quelque radicale qu'elle puisse être, sa nature même sera statique s'il ne se produit pas une révolution intérieure dans l'individu, une transformation psychologique. Pour instaurer une société qui ne soit pas dans l'état statique d'une répétition traditionnelle, d'une désintégration, ce bouleversement intérieur de l'individu est obligatoire ; la seule action extérieure a fort peu d'effet. Le propre de la société est de se cristalliser, de tendre toujours vers un état statique, donc de se désintégrer.

Quelles que soient la force et la sagesse d'une législation, la société est perpétuellement en processus de décomposition car il n'y a de vraie révolution qu'en l'homme. Je pense qu'il est important d'appuyer sur ce point, de ne pas le tenir trop rapidement pour acquis. L'action extérieure, une fois accomplie, est passée, est statique. Si les rapports entre individus - qui sont la société - ne sont pas le résultat de révolutions intérieures, la structure sociale, qui est statique, absorbe l'individu et le rend également statique, le soumet à des automatismes. Si nous comprenons cela, si nous voyons qu'il s'agit là d'un fait, et d'un fait extrêmement important, il ne peut plus être question d'être d'accord ou de n'être pas d'accord à son sujet. C'est un fait que l'état social tend toujours à se cristalliser et à absorber l'individu, et c'est un fait qu'une révolution créatrice ne peut se produire que dans les individus, dans leurs rapports réciproques, lesquels sont la société.

Nous voyons comment les structures de nos sociétés aux Indes, en Europe, en Amérique, partout, se désintègrent rapidement, nous le constatons par rapport à nous-mêmes, nous l'observons chaque fois que nous sortons dans la rue. Nous n'avons guère besoin de grands historiens pour nous révéler le fait que nos sociétés s'écroulent. Et il nous faut de nouveaux architectes, de nouveaux constructeurs pour créer une nouvelle société. Sa structure doit être bâtie sur de nouvelles fondations, sur des faits et des valeurs nouvellement découverts. De tels architectes n'existent pas encore. Il n'y a pas de bâtisseurs, d'hommes qui, observant le monde et étant conscients du fait que sa structure s'écroule, se transforment eux-mêmes en architectes.

Là est notre problème: nous voyons la société se défaire, se désintégrer, et c'est nous - vous et moi - qui devons être des architectes. Vous et moi devons redécouvrir des valeurs et construire sur des fondations durables, fondamentales ; car si nous nous adressions à des constructeurs professionnels, à des bâtisseurs politiques et religieux, nous serions très exactement dans la même situation qu'au départ. C'est parce que vous et moi ne sommes pas créatifs que nous avons réduit la société à ce chaos. Et maintenant le problème est urgent, aussi est-il indispensable que vous et moi soyons créatifs, que nous soyons conscients des causes de cet écroulement et que nous érigions une nouvelle structure, basée non sur l'imitation mais sur notre compréhension créatrice.

Et ceci implique une forme de pensée négative. La pensée négative est la plus haute forme d'intelligence. Je veux dire qu'en vue de comprendre ce qu'est une pensée créatrice, il nous faut aborder le problème négativement. En effet, toute approche positive à ce problème - à savoir que vous et moi devons être créatifs afin de construire une nouvelle structure sociale - serait imitative. Si nous voulons savoir en toute vérité de quoi est fait l'écroulement, nous devons l'examiner, y pénétrer négativement, et non avec un système positif, une formule positive, une conclusion positive.

Pourquoi la société s'effrite-t-elle, s'écroule-t-elle? J'ai dit que c'est surtout parce que l'individu a cessé d'être créatif, et je m'explique: vous et moi sommes devenus des imitateurs ; nous copions, intérieurement et extérieurement. Du point de vue extérieur, il est évident que lorsqu'on apprend une technique, lorsque l'on communique avec les autres au niveau verbal, une certaine imitation, une certaine copie est nécessaire. Je copie des mots. Pour devenir un ingénieur je dois d'abord apprendre une technique, puis m'en servir pour construire un pont. La technique des choses extérieures comporte nécessairement une certaine imitation.

Mais lorsque l'imitation est intérieure, psychologique, nous cessons d'être créatifs. Notre éducation, notre structure sociale, notre vie soi-disant spirituelle, tout cela est basé sur l'imitation qui consiste à nous insérer dans une formule sociale ou religieuse. À ce moment-là, nous cessons d'être des individus réels ; psychologiquement, nous devenons des machines à répétition émettant certaines réactions conditionnées, hindoues, chrétiennes, bouddhistes, allemandes ou anglaises. Nos réponses aux stimulants sont déterminées selon une certaine forme de la société, orientale, occidentale, religieuse ou matérialiste.

Une des causes principales de la désintégration de la société est l'imitation, et un de ses facteurs principaux est le chef spirituel ou temporel dont l'essence même est imitation. Ainsi donc, en vue de comprendre la nature d'une société en voie de désintégration, n'est-il pas important de nous demander si vous et moi, si l'individu peut être créatif? Nous pouvons voir que là où est l'imitation, il y a nécessairement désintégration; là où est l'autorité, il y a nécessairement copie. Et puisque toute notre structure mentale et psychologique est basée sur l'autorité, il nous faut nous affranchir de l'autorité afin d'être créatifs. N'avez-vous pas remarqué que dans les moments de création, au cours de ces heureux instants d'intérêt vital, il n'y a pas en nous ce sentiment de répéter, de copier ? De tels moments sont toujours neufs, frais, heureux, féconds. Et nous comprenons ainsi qu'une des causes fondamentales de la désintégration de la société est l'esprit d'imitation, c'est-à-dire le culte de l'autorité."
Jiddu Krishnamurti

LA PREMIÈRE ET DERNIÈRE LIBERTÉ Traduit de l'anglais par Carlo Suarès 1954 Éditions Stock

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